Représenter différentes cultures dans un livre : un art délicat et nécessaire
Écrire sur des cultures qui ne sont pas la sienne demande davantage que de l'imagination : une attention patiente, une curiosité respectueuse et une conscience aiguë des rapports de force historiques. La fiction et la non-fiction peuvent ouvrir des fenêtres sur des mondes inconnus, mais elles peuvent aussi renforcer des clichés si le travail n'est pas mené avec soin. Ce texte propose des repères pratiques et esthétiques pour aborder la diversité culturelle sans la figer ni la trahir.
La culture comme tissu vivant
La culture n'est pas un décor figé à copier-coller. Elle ressemble plutôt à un morceau de tissu tissé de pratiques, de langues, de gestes, de récits et de silences. Changer un fil ici ou là modifie l'ensemble. Il ne suffit donc pas d'aligner des éléments visibles — vêtements, plats, objets — pour donner « l'illusion » d'authenticité. L'attention doit se porter sur la manière dont ces éléments s'articulent entre eux, sur les logiques sociales qui les rendent signifiants, et sur la manière dont les individus vivent et interrogent ces pratiques.
Chaque culture porte en elle des contradictions, des débats internes, des transformations dues aux migrations, aux échanges économiques et aux technologies. Prendre cela en compte évite de figer des communautés dans des stéréotypes immobiles et offre des personnages au cœur de tensions réelles et fertiles pour la fiction.
Faire de la recherche sans instrumentaliser
La recherche est la colonne vertébrale d'une représentation respectueuse. Elle peut prendre des formes variées : lectures d'ouvrages spécialisés, archives, lettres, journaux, documentaires, mais aussi immersion sur le terrain et entretiens. La diversité des sources est essentielle pour ne pas se laisser piéger par une vision monocorde ou par des sources coloniales qui ont souvent parlé à la place des personnes concernées.
Il n'y a pas de raccourci : les recherches de surface — quelques articles en ligne ou des clichés déjà utilisés dans la littérature — ne suffisent pas. Il convient d'aller aux sources, de confronter les points de vue, et de croiser les témoignages. Cela permet de repérer les divergences internes à une culture et d'éviter les généralisations.
Rencontres, entretiens et consentement
Les rencontres avec des personnes appartenant à la culture décrite sont indispensables. Elles doivent être préparées avec respect et transparence. Expliquer clairement l'objet de la rencontre, les intentions du texte et la manière dont les informations seront utilisées fait partie du protocole. Le consentement est à demander, explicite, et le droit au retrait d'un propos doit être envisagé.
Les entretiens font sortir la recherche des livres pour rejoindre la parole vive, faite d'accents, d'humour, de silences et de corrections. Prendre des notes précises, enregistrer avec permission et restituer fidèlement les propos sans en déformer le sens sont des gestes professionnels et éthiques. Lorsque la parole d'une personne nourrit un personnage ou une scène, il est poli et sûr d'envisager une forme de reconnaissance ou, si approprié, une rémunération symbolique pour le temps consacré.
Collaborer plutôt qu'approprier
Collaborer avec des auteur·rice·s, des consultant·e·s culturels ou des co-auteurs issus des communautés évoquées est une manière de partager la responsabilité narrative et de bénéficier d'une expertise interne. La collaboration peut prendre la forme d'une relecture approfondie, d'une co-écriture, ou d'une consultation ponctuelle. Dans tous les cas, il est utile d'établir un contrat clair concernant la paternité littéraire, la rémunération, la confidentialité et la manière dont les apports seront crédités.
La collaboration évite la posture extractive qui consiste à prendre des éléments culturels pour les styliser sans retour. Elle peut aussi enrichir le projet en offrant des angles inattendus et des détails sensibles aux nuances qu'une personne extérieure aurait pu manquer.
Construire des personnages nuancés
Un personnage relevant d'une culture donnée doit être un être complexe, doté d'aspirations, de contradictions et d'une histoire personnelle. Il est facile de réduire un personnage à une fonction culturelle — « le sage », « la masse », « l'exotique » — mais cela appauvrit la fiction et blesse souvent par manque d'humanité. Les personnages gagnent en crédibilité lorsqu'ils portent des choix moraux, des failles, des désirs banals et des routines qui les rendent reconnaissables.
Penser les personnages en termes d'agency est primordial. Qui prend les décisions ? Qui subit les événements ? Les relations de pouvoir, familiales, économiques ou politiques doivent être explorées pour éviter les archétypes. L'importance accordée au détail psychologique — pourquoi un personnage agit ainsi dans un contexte donné — permet de dépasser la simple description culturelle pour entrer dans la singularité humaine.
Langue, dialecte et dialogues
La langue est souvent le marqueur culturel le plus sensible. Insérer des termes d'une langue étrangère dans un texte en français peut être un moyen puissant d'authenticité, mais il faut le faire avec prudence. L'emploi d'expressions locales demande une vérification rigoureuse : une mauvaise traduction ou une phrase mal utilisée peut trahir l'ignorance et blesser les lecteurs appartenant à la culture en question.
La translittération, l'usage de l'italique pour les mots étrangers, ou la création d'un glossaire peuvent aider, mais il est préférable de rendre le sens des mots par le contexte plutôt que par des notes didactiques trop voyantes. Éviter les accents phonétiques caricaturaux dans les dialogues est essentiel : reproduire un accent par une orthographe approximative peut rapidement sombrer dans la caricature. Les silences, les pauses, les phrases inachevées peuvent être autant d'indices linguistiques sans sombrer dans la pastiche.
Noms, prénoms et onomastique
Le choix des noms de personnages dit beaucoup. Les pratiques de nommage varient considérablement selon les cultures : ordre prénom-nom, noms de clan, noms patronymiques, noms liés à des événements ou à des ancêtres. Il convient de se renseigner sur les règles et les usages. Un nom mal employé peut provoquer de l'incompréhension ou apparaître comme un faux pas culturel.
Dans certaines cultures, changer de nom au cours de la vie est courant, tout comme le recours à des surnoms basés sur des qualités ou des événements. Ces nuances sont des occasions narratives riches, à condition d'être restituées avec précision et respect. Il est utile de vérifier la prononciation et la signification des noms choisis pour éviter des connotations malencontreuses.
Rituels, religion et symboles
Les rituels et les pratiques religieuses occupent souvent une place centrale dans les représentations culturelles. Ils ne doivent pas être traités comme des éléments décoratifs. Comprendre la logique interne d'un rituel, son sens pour les participants, et la manière dont il s'inscrit dans la vie quotidienne permet de l'aborder avec nuance.
Il est nécessaire d'éviter la réduction des croyances à des superstitions ou des exotismes. Les symboles portent des histoires de résistance, de syncrétisme et de transformation. Représenter une cérémonie sans en comprendre la portée peut transformer une scène en méconnaissance. Dans bien des cas, demander aux personnes concernées comment elles souhaiteraient être représentées est la meilleure des précautions.
Garder la trace des transformations historiques
La société décrite n'existe pas hors du temps. Histoire coloniale, politiques publiques, migrations, guerres et échanges économiques modèlent les pratiques culturelles. Ignorer ces transformations, c'est proposer une carte figée d'un territoire en mouvement. Intégrer l'histoire — y compris ses blessures — aide à expliquer pourquoi certaines pratiques persistent, pourquoi d'autres se transforment et comment les individus négocient leur identité.
La mémoire collective et les traumatismes sont des sujets délicats. Ils demandent une écriture attentive, qui évite l'exploitation émotionnelle. Les voix des descendants, des survivant·e·s et des témoins doivent être entendues et prises en compte, et il est souvent préférable d'accompagner les récits de contextes historiques précis plutôt que de laisser planer l'ambiguïté.
Éviter la caricature et l'exotisation
La tentation de l'exotique est forte : il suffit parfois d'amplifier quelques traits pour créer un effet pittoresque. Cependant, l'exotisation réduit des personnes à des curiosités et renforce des hiérarchies de regard. Les scènes doivent être construites pour éclairer plutôt que pour ébahir. Une description sensorielle peut être précieuse, mais elle doit servir à raconter quelque chose sur les personnages et non à transformer une culture en décor spectaculaire.
La caricature se nourrit souvent de généralisations et d'une absence de contrepoids. Introduire des personnages aux voix différentes, des débats internes et des contradictions empêche la figuration unique et encourage une représentation plurielle. La nuance est l'ennemie de la caricature.
Les rapports de pouvoir et la position d'écriture
Qui raconte et depuis quelle position ? Cette question interroge la légitimité et les limites de la représentation. Un auteur·e appartenant à un groupe historiquement dominé ou marginalisé peut porter une parole qui résonne différemment d'une voix extérieure. Cela ne veut pas dire que les auteur·rice·s extérieurs·ères ne peuvent pas écrire d'autres cultures, mais il faut alors reconnaître la position sociale et les risques d'effacement.
La mise en scène de rapports de pouvoir qui ont façonné la vie des communautés — racisme institutionnel, politiques d'assimilation, inégalités économiques — apporte de la profondeur et évite de nier les causes structurelles des situations décrites. Replacer les personnages dans ces contextes permet de raconter la complexité des choices individuelles face à des mécanismes collectifs.
Intersectionnalité : ne pas réduire les identités
Une culture n'est pas homogène. Genre, classe sociale, âge, orientation sexuelle, handicap, statut migratoire et autres marqueurs se croisent pour façonner des expériences singulières. L'angle intersectionnel permet d'éviter la tentation de faire parler un « peuple » comme s'il ne comportait qu'une seule voix.
Par exemple, l'expérience d'une femme jeune dans une communauté ne se superpose pas à celle d'un homme âgé. Les luttes intérieures, les oppressions et les privilèges varient selon les positions sociales. Penser en termes d'intersections enrichit la fiction et évite des images simplistes. Dans la fiction, ces croisements offrent aussi des dynamiques dramatiques puissantes qu'il convient de rendre fidèlement.
Migrations, diasporas et hybridité
Les cultures contemporaines sont souvent le fruit de mouvements, d'échanges et d'hybridations. La diaspora invente de nouvelles manières d'être et de se relier à un pays d'origine. Les objets, les langues et les pratiques migrantes se transforment, se réarrangent, créent des formes inédites d'appartenance.
Représenter des trajectoires migratoires nécessite de s'intéresser aux réalités administratives, aux réseaux de solidarité, aux ruptures et aux réparations. La nostalgie pour un pays imaginaire, la création de nouveaux rites et la réinvention d'identités sont autant de dimensions qui enrichissent l'écriture. Ne pas céder au pathos ni au misérabilisme : il s'agit d'évoquer la densité des vécus, entre pertes et résilience.
Lieux, paysages et micro-cultures
Les lieux narratifs racontent une culture autant que les personnages. Les quartiers, les marchés, les ateliers et les maisons portent des histoires et des usages qui se lisent dans la manière dont les gens s'y déplacent. Les micro-cultures — un café, une salle de prière, un atelier artisanal — peuvent servir de prisme pour explorer des pratiques plus larges.
Prêter attention aux détails spatiaux : qui accède à quel espace, comment les lieux sont aménagés, quels objets y sont visibles, comment le temps s'y articule. Les paysages urbains et ruraux obéissent à des logiques sociales et économiques différentes. Traduire ces logiques dans la manière de décrire évite l'anecdote gratuite et construit un monde cohérent.
Sens et détail sensoriel
Les sensations — odeurs, textures, goûts, sons — permettent d'immerger le lecteur sans forcément recourir à des explications longues. Toutefois, il faut se garder d'une exotisation sensorielle qui ferait de la culture une expérience sensorielle à consommer. Les sensations doivent être au service des personnages et du récit.
Un plat n'est pas seulement une saveur : c'est un geste familial, un rituel de transmission, parfois une mémoire de migration. Une chanson peut être un acte politique. Rendre ces connexions donne du relief et de l'émotion sans tomber dans l'anecdote superficielle.
Tensions éthiques autour des savoirs et du folklore
Le folklore, les contes, les chants traditionnels et les pratiques orales sont souvent considérés comme « patrimoine » mais ils ne sont pas toujours libres d'utilisation. Certaines traditions sont considérées comme sacrées ou réservées à des initiés. D'autres formes de savoir peuvent être protégées ou revendiquées comme propriété culturelle par des communautés.
Avant d'utiliser un conte, une prière ou un rituel, il est important de vérifier les usages et, si nécessaire, d'obtenir une autorisation. La théorie du domaine public ne couvre pas toujours les attentes morales des communautés. Une certaine prudence et la consultation de personnes ressources permettent d'éviter l'appropriation et le manque de respect.
Les relectures sensibles et la diversité des relecteurs
La relecture par des personnes appartenant à la culture décrite est une étape indispensable. Les relecteurs sensibles peuvent repérer des erreurs factuelles, des approximations ou des tournures qui blessent. Il est recommandé de diversifier les relectures pour ne pas se limiter à une unique perspective interne, car une communauté comporte plusieurs voix et sensibilités.
Engager des relecteurs avec des compétences spécifiques — linguistiques, historiques, religieuses — permet d'affiner le texte. Il faut prévoir une rémunération pour ce travail, le traiter comme une phase professionnelle et non comme un service gratuit que les personnes concernées offriraient par bonté.
Éditer, formuler et corriger
La phase d'édition implique parfois des choix difficiles : simplifier une réalité pour des raisons narratives, changer un nom pour la lisibilité, ou supprimer une scène jugée trop problématique. Ces décisions doivent être prises en conscience et, si possible, en dialogue avec les personnes consultées. Les notes de l'éditeur, les remerciements ou les pages d'errata peuvent servir à expliciter les choix et à rendre compte des limites du travail.
Quand une erreur est signalée après publication, la manière de la corriger est importante. La rectification publique, l'ajout d'une édition revue, ou la prise de parole pour reconnaître l'erreur sont des gestes qui restaurent la confiance. La volonté de s'améliorer et de réparer compte autant que l'erreur elle-même.
Couverture, illustration et marketing
La représentation visuelle d'un livre participe à la manière dont une culture est perçue. Les choix graphiques, la photographie de couverture, le choix des motifs ou des couleurs peuvent renvoyer à des stéréotypes. Il est souhaitable d'impliquer des artistes issus des cultures représentées pour la conception visuelle. Cela contribue à une cohérence éthique et esthétique entre le fond et la forme.
Dans la promotion, éviter les formulaires de mise en avant qui réduisent la culture à un cliché. Privilégier des descriptifs qui situent le livre dans un contexte, qui reconnaissent la complexité et qui créditent les collaborateurs extérieurs. Le marketing a le pouvoir d'amplifier certaines représentations : l'intégrer au processus éditorial permet d'en limiter les effets pervers.
Droits, rémunérations et reconnaissance
Le respect ne s'arrête pas à la plume. Les contributions des personnes consultées, qu'elles soient intellectuelles ou pratiques, doivent être reconnues. Cela passe par la rémunération, la mention dans les remerciements, ou, dans le cas d'une collaboration plus poussée, par des co-crédits. La justice culturelle implique une juste reconnaissance des savoirs partagés.
Dans le cas d'un travail de collecte de tradition orale, il est utile de clarifier en amont la destination des matériaux, la question des droits et la manière dont les communautés pourront y accéder. La transparence évite les malentendus et instaure un rapport de confiance.
Questions difficiles : appropriation et solidarité
La ligne entre appropriation et solidarité est parfois floue. L'appropriation se manifeste lorsque des éléments culturels sont utilisés hors contexte, sans respect ni bénéfice pour les communautés concernées, souvent pour enrichir quelqu'un d'autre. La solidarité, en revanche, implique écoute, partage et bénéfices partagés.
Pour éviter l'appropriation, interroger les motivations d'écriture et la manière dont le récit bénéficiera aux personnes représentées. Si l'écriture sert à amplifier des voix marginalisées et à redresser des injustices, elle prendra une forme différente que si elle se contente d'exploiter l'altérité comme décor.
Apprendre à accepter la critique
Quel que soit le soin apporté, des critiques peuvent survenir. Elles sont des occasions d'écoute et de croissance. Plutôt que de se défendre aveuglément, il est utile de considérer les critiques comme des informations sur la manière dont le texte est perçu et sur les points aveugles restants. Répondre avec humilité et proposer, lorsque nécessaire, des corrections ou des éditions revues, témoigne d'une responsabilité professionnelle.
Perspectives éditoriales et diversité dans les maisons d'édition
La diversité parmi les auteur·rice·s et les équipes éditoriales influe directement sur la qualité des représentations. Les maisons d'édition qui multiplient les voix et les parcours offrent des cadres plus propices à une production littéraire plurielle. Encourager des politiques de recrutement diversifiées, soutenir des projets locaux et cofinancer des initiatives d'édition dans les territoires concernés participe à un paysage culturel moins centralisé et plus équilibré.
Le soutien aux traductions et la diffusion d'auteurs étrangers dans leur langue d'origine, lorsque c'est possible, enrichissent les échanges et évitent la réduction des cultures à une simple image exportée.
Écrire avec modestie et ambition
L'écriture respectueuse combine modestie et ambition. Modestie dans la reconnaissance des limites : il n'est pas possible de dire tout d'une culture ni d'en être l'authentique porte-parole. Ambition pour proposer des fictions et des essais qui ouvrent des perspectives, qui invitent à la rencontre et qui interrogent les préjugés.
Ce qui importe, au-delà de la véracité des faits, c'est la qualité de l'attention portée aux personnes et aux situations. Cette attention se traduit par le temps investi, la précision des détails, la manière dont les voix variées sont entendues et par la volonté d'apprendre continuellement.
Pour poursuivre
Les pratiques décrites ici n'épuisent pas la question. Elles offrent un cadre pour commencer et des angles d'approfondissement pour qui souhaite aller plus loin : archives locales, collaborations artistiques, bourses de recherche, résidences d'écriture sur le terrain. L'écriture culturelle est un chantier permanent, où le respect se gagne par la constance des gestes et la qualité des dialogues engagés.
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